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Le monde selon Pitch
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2 juillet 2005

Bac+7, Profession stagiaire (Reproduction d'une lettre à Libé daté 22 juin)

Bon alors, ça y est, j'ai réussi mon bac avec mention très bien, survécu à deux années de prépa, trois années de fac sans égarement, et décroché un DEA d'histoire. Mais bon, j'ai vite senti que pour trouver un emploi, même à bac + 5, ça n'allait pas être aussi facile que me le laissaient croire mes profs du secondaire. Eux croyaient vraiment au bénéfice de longues études : «Aie de bons diplômes, et tu n'auras que l'embarras du choix.»

Je pressentais quand même que les études littéraires n'étaient pas très porteuses sur le marché du travail. Alors on me dit : «Fais Sciences-Po et, là, tu pourras vraiment faire ce que tu veux.» Très bien, je réussis le concours et je bosse encore deux années supplémentaires dans cette école ultraprestigieuse qui a «engendré» ministres et présidents...

Diplôme en poche, très confiante, je bombarde de CV tout ce que Paris compte comme institutions culturelles, parce que c'est ma spécialisation ­ «gestion des entreprises culturelles» ­ et ma vocation. Et puis Paris, c'est la ville culturelle par excellence, une des premières destinations touristiques au monde, alors avec mon bagage culturel et scolaire...

Euh... mais non. Mis à part l'offre d'une association qui n'a rien de culturel, et dont le seul souci semble être d'échapper à tout prix au chômage, en finançant des salaires grâce à des subventions d'Etat, chaque fois que l'on me contacte pour un entretien d'embauche, ça se termine systématiquement par une offre de... stage ! Mais des stages, j'en ai déjà effectué deux de plusieurs mois, dont un obligatoire durant ma scolarité à Sciences-Po.

Je tombe sur un article de presse qui annonce la fin de la «paresse» chez les Français, et le retour de la «valeur travail». Etonnant. On est donc paresseux quand on ne trouve pas de travail ? Mais oui, c'est vrai, on m'a appris que nous vivons dans une société méritocratique. Ce qui signifie que ceux qui réussissent (ont un emploi, qui si possible correspond à leur formation et à leurs ambitions) le méritent, et ceux qui n'ont pas d'emploi, qui touchent des allocations de «survie»... le méritent tout autant : ce sont les fameux «paresseux».

Mais cette «valeur travail» dont on parle est-elle la même pour les entreprises et pour les chercheurs d'emploi ? Parce qu'une entreprise qui ne propose qu'un stage, au mieux indemnisé 30 % du Smic, à des jeunes diplômés qui totalisent parfois cinq ou sept ans d'études supérieures, et trois ou quatre stages déjà, cette entreprise comprend-elle vraiment la «valeur travail» ? Un travail n'est-il pas censé être rémunéré ? Est-il bien normal qu'en France autant de jeunes soient légalement exploités par les entreprises ? Est-il est normal que cette main-d'oeuvre réalise gratuitement le travail d'une secrétaire normalement payée au Smic, voire carrément celui d'un collaborateur payé beaucoup plus ?

Si les stagiaires sont si nombreux, c'est parce qu'ils ne sont pas paresseux justement et que, quitte à ne pas trouver de véritable emploi, autant s'occuper et ajouter sur son CV une énième «expérience»... mais une expérience sans valeur car, lorsque les employeurs réclament de jeunes diplômés avec «au moins deux ans d'expérience professionnelle», les stages cumulés ne comptent pas !

On entend qu'en Roumanie les gens qui travaillent doivent vivre avec moins de 200 euros par mois. On se dit que c'est l'Europe de l'Est, c'est différent... mais c'est exactement pareil ! A part que le niveau de vie en France n'est pas le même, dans la capitale particulièrement. Qui peut vivre avec 300 euros par mois à Paris, sachant que le loyer d'un studio s'élève environ à 600 euros ? Alors la solution c'est Papa et Maman bien sûr, qui ont déjà financé sept ans d'études (et autant d'années de loyers, de factures et de droits d'inscription) dans la capitale. Ou alors, pour les moins chanceux, les petits boulots, au noir de préférence et le soir, la nuit et le week-end.

«Société de provocation» : cette formule de Romain Gary revient de manière lancinante. Ce système d'exploitation impensable est devenu banal, tout le monde semble résigné. Les entreprises en premier lieu, qui ont même le culot de faire la fine bouche sur le recrutement de leur main-d'oeuvre gratuite, qui doit, bien sûr, être de première qualité. Parce qu'elles savent qu'il y en aura toujours un pour accepter ce sacro-saint stage non rémunéré, faute d'un emploi payé.

Société de provocation... Le plus drôle, c'est que, quand vous vous décidez, résigné, à subir le système, on exige de vous une «convention de stage». Et, pour cela, il faut être inscrit dans une école ou une université, parce que l'ANPE n'est pas concernée par ce problème. Mais l'école qui vous a si généreusement délivré son diplôme ne vous connaît plus, et d'ailleurs elle a peut-être un peu honte de vous, parce que les statistiques sur l'embauche de ses chers diplômés en prennent un coup. D'où inscription fictive à l'université, uniquement pour obtenir cette foutue convention, qui n'est pas un contrat de travail et ne permet pas non plus de cotiser.

Ah, il y a les bons côtés du stage quand même, comme au ministère de la Culture : une belle vue sur les colonnes de Buren, la promesse de savourer un cocktail avec Bruce Willis (chevalier des Arts et des Lettres !), ou encore la possibilité de faire gratuitement l'ouvreuse et assister, le soir, à certains spectacles de théâtre, faire des traductions non payées, «réceptionner le courrier», se charger des «relances téléphoniques» auprès d'institutions «très prestigieuses»... Mais la vraie consécration, c'est quand on peut grappiller trombones et Post-It pour enrichir à l'oeil sa collection personnelle.

Enfin, il y a toujours une solution. La conseillère en carrière de Sciences-Po m'informe qu'il existe des formations à l'ANPE pour me reconvertir. Si Sciences-Po n'a pas été capable de me fournir une formation adaptée au marché du travail, l'ANPE saura. D'ailleurs, j'apprends justement à l'ANPE que les domaines porteurs sont l'artisanat, la santé et les pompes funèbres. Peut-être que je devrais y penser.

Après tout je l'ai bien cherché, moi, en choisissant de travailler dans le secteur culturel, sachant pourtant qu'il s'agit d'un secteur sans grands débouchés, et où l'on ne pénètre que par «relations». Si j'avais fait comme les autres, de la finance, de l'audit, si j'avais acquis cette culture de l'argent ­ comment le gérer, le faire fructifier, le défendre, le glorifier ­, je n'en serais pas là ! Oui, mon non-statut de stagiaire-chômeuse, je le mérite.

Et puis, la preuve que ce n'est pas si insupportable comme système : personne ne manifeste, personne ne se plaint, Zone interdite ne fait pas de reportage sur «les trafics de jeunes stagiaires dans les rues de Paris», personne n'envisage de faire la révolution et de faire guillotiner le ministre responsable... C'est que tout va bien alors.

Emilie Maume

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Commentaires
P
J'avais pas vu que c'était une reproduction d'une lettre parue dans libé ... enfin ca n'enleve rien à ce que je viens de dire. C'est déjà bien d'en parler :p
P
Et oui, il fallait s'y attendre. Economiquement, la culture ne pése pratiquement rien, en même temps il fallait faire un DESS, pas un DEA ;) Mais rassure toi, il n'y a pas que la culture: la chimie, la biologie, la communication, la psychologie ont aussi des problèmes similaires, mais moins prononcés quand même (quoi que ...).<br /> <br /> Moi j'ai fait un DUT en apprentissage, et tous les boulots qu'on m'a proposé sont de niveau CAP, payés 1300 bruts (sur $Nice). Avec un Master Pro, il faut se battre contre des diplomés groupe 1 pour 1500 nets (enfin à 1500 nets il n'y en a pas tant que ca des Mines-Ponts, mais il y en a). Pour avoir la moindre chance de decrocher le job, il faut déjà avoir fait le même travail pendant 6 mois de stage.<br /> <br /> Courage Emilie, tu n'es pas la seule dans la merde. Si j'avais su que ca servait à rien, je me serais contenté d'un Bac Pro en apprentissage et j'aurais accumulé l'experience ... et ptet monté ma boite avec quelques cours du soir en gestion. <br /> <br /> Le pire ca reste les minots qui s'endettent pour une ecole privée (style arts ou com') à 6000 euros l'année et qui sont tjrs au chomage 6 mois aprés... ils doivent avoir la rage et je les comprends.
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